Casquette vissée sur un crâne luisant de sueur et pseudonyme de rigueur, Amédée Bessengue, 26 ans, dont sept comme ouvrier dans les bananeraies, admet juste que, ces jours-là, il a "grévé". Sur son propre emploi du temps pendant les émeutes, il reste flou. Mais il se souvient parfaitement de ce que les manifestants hurlaient : "Nous voulons que les Français nous paient bien. Nous sommes chez nous après tout, nous ne sommes pas des esclaves." Trois mois après le saccage des plantations, un graffiti demeure sur le mur d'un appentis : "Payer 100 000 francs (150 euros) au dernier ouvrier."
C'était à la fin du mois de février. Le Cameroun se révoltait, et avec lui la capitale de la banane, à 80 km à l'ouest du port de Douala. Pendant quatre jours de grève, de barricades et de pillages, Njombe Penja, nichée au coeur de collines verdoyantes, a vécu l'état de siège. Neuf de ses jeunes ont été tués par l'armée et, aujourd'hui, la ville est toujours en état de choc. Les bouches restent fermées, les regards fuyants, les rendez-vous discrets, de peur d'être "indexé" - dénoncé aux gendarmes.
Le maire, Paul-Eric Kingue, est en prison depuis le 29 février. Il a été suspendu de ses fonctions. Officiellement, il est accusé d'avoir incité des jeunes à la révolte et d'être l'auteur de malversations financières. Mais la majorité de la population n'y croit guère. Ce Paul-Eric est un homme courageux. Il s'était scandalisé des salaires pratiqués par les sociétés exploitant les bananeraies - 25 000 francs CFA (37,50 euros) par mois. Il avait dénoncé les privilèges fiscaux et les exonérations de taxes dont bénéficient ces entreprises, toutes dirigées par des Français. Bref, il défendait ce que les Camerounais nomment "le bas peuple".
Aucun doute, pour la population : ce sont ces compagnies qui ont obtenu l'éviction du maire. Depuis sa prison, ce pilier du parti présidentiel, ultradominant, a envoyé une lettre ouverte au chef de l'Etat, Paul Biya, pour justifier sa croisade. Il y décrit "le paradoxe déconcertant" de Njombe Penja, "une zone très riche avec des populations très pauvres".
Abasourdis par la répression, les jeunes n'avouent pas d'emblée qu'ils ont participé aux émeutes. Quant aux Français qui dirigent les exploitations de bananes, ils hésitent avant d'admettre l'évidence : les entreprises qu'ils dirigent ont été prises pour cibles.
Violences contre le patron, l'"exploiteur" ? Le Français ? Le Blanc ? Difficile de faire la part des strates du ressentiment. "Les émeutes n'étaient pas sciemment dirigées contre des sociétés françaises. Les gens ont fait éclater leurs frustrations, ils s'en sont pris à ce qu'ils avaient sous la main, ils voulaient punir le gouvernement de Yaoundé", assure Pierre Moulima, directeur des ressources humaines de SPM (Société des Plantations de Mbanga). Mais il admet aussitôt : "On nous traite constamment de "Français colonialistes", on nous accuse de prendre les terres et de réduire en esclavage la main-d'oeuvre camerounaise." Puis tempère : "Les gens qui soutiennent cela ne sont pas éduqués."
Dans son bureau climatisé dont les vitres et le matériel informatique ont dû être entièrement renouvelés après les émeutes, Christophe Bresse, français, directeur des plantations de SPM, feuillette l'album où ont été classées les photos du ravage. Véhicules et engins agricoles incendiés, pompes d'irrigation saccagées, magasins de stockage pillés : "C'était très chaud. Ils voulaient faire mal à l'outil de production, et le pillage a été systématique. Nous avons été ciblés. Mais ils se sont tiré une balle dans le pied, car qui investit ici ?"
A quelques kilomètres de là, la société bananière PHP, filiale de la Compagnie fruitière (détenue à 37 % par le géant américain Dole), la plus importante et la plus redoutée de la région, les Brasseries du Cameroun et l'usine d'eau minérale Tangui, toutes à direction française, ont subi un sort comparable. Leurs cadres et leurs familles, une vingtaine au total, ont été évacués par avion vers Douala le deuxième jour des violences.
Au préjudice matériel, estimé à 1,2 milliard de francs CFA (1,8 million d'euros) par SPM, s'est ajoutée la destruction de plusieurs hectares de bananiers, déchiquetés à la machette, l'instrument de travail usuel, par des centaines de jeunes. Des "chômeurs pilleurs" qui se sont enfuis avec des régimes de bananes, selon les dirigeants, qui admettent cependant que quelques-uns de leurs propres salariés ont pu prendre part à la razzia.
"La plupart de nos ouvriers ont défendu les installations. Dans le merdier où ils se trouvent, ils sont bien contents de percevoir régulièrement un salaire dérisoire", lance Joseph Fochivé, qui compare le maire incarcéré à un "chef de gang". En ville ou dans les plantations, le passage du 4 × 4 de ce spécialiste du bananier, responsable de la production, déclenche des réflexes de crainte. Chacun sait que son père, Jean, a été le redouté directeur des services de renseignement camerounais sous les présidents Ahidjo, puis Biya. "Son père faisait peur, pas lui : pendant les événements, il était cloîtré chez lui comme tout le monde", modère Guillaume Ranson, directeur général adjoint de SPM.
A perte de vue, sur des kilomètres, des rangées de bananiers montent à l'assaut des collines, parsemées de taches bleues : les sacs en plastique qui protègent les régimes des insectes et accélèrent leur mûrissement. Les plantations, l'irrigation, la croissance des arbres, l'éclosion des fleurs, le développement de fruits calibrés pour l'exportation vers l'Union européenne exigent des soins constants et minutieux assurés par des milliers d'ouvriers : 2 000 chez SPM, 6 000 pour PHP.
"Le salaire n'est pas bon, confirme Elysée Mbelle, un autre jeune planteur. Ce n'est pas normal que ce soit la famine ici alors que nous faisons manger les Français." Depuis les émeutes, les salaires ont d'ailleurs reçu un net coup de pouce, le salaire minimum passant à 31 000 francs CFA (46,50 euros) sans les primes, qui le portent à 45 000 francs CFA (67,50 euros), selon la direction de SPM.
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